L’odeur est un excitant. Il faut donc s’en méfier. La vision, elle, est spirituelle. Qui voudrait, comme un chien, perdre la boule pour des traces d’urine ? En Occident, malgré l’amour qu’on a pour les chiens, ces animaux restent associés aux insultes les plus courantes : la faute à leur flair, jugé trop fin pour être honnête. Le nez, qui nous ramène à la muflerie, s’oppose à l’oeil fenêtre de l’âme. L’odorat, relégué du côté des affects, des pulsions et de la subjectivité s’oppose chez nous à la pensée réputée froide, chaste et polie. Soit l’un, soit l’autre. «L’odorat ou le concept, il faut choisir», résume Brigitte Munier. Son livre – Odeurs et Parfums en Occident (publié en 2017 aux éditions du Félin) – est un ouvrage foisonnant qui retrace en 300 pages l’histoire de nos conflictuels rapports avec le nez, un organe mal-aimé, jugé coupable de nous avilir. Le nez, porte du diable ?
Animal, trop animal : l’odeur nous asservit
Animal, trop animal, l’odorat est perçu chez nous comme une forme d’aliénation qui nous rattache au bas du corps, aux pulsions et aux désirs bestiaux. Pourquoi ? La première raison tient à ce que Brigitte Munier nomme «l’emprise des odeurs» : impossible de respirer sans sentir. On est forcé d’inhaler l’air avec tout ce qu’il contient de miasmes. Pour le philosophe Kant, c’est «contraire à la liberté». On peut choisir de regarder quelque chose, mais on choisit rarement de le sentir. L’odeur s’impose. Elle fait de nous des êtres passifs (horreur), assaillis (malheur), voire pénétrés (damnation) jusqu’au plus intime de nous-même. «L’absorption par l’odorat (dans les poumons) est encore plus intime que celle qui se fait dans les cavités réceptrices de la bouche» (1), précise Kant. L’odeur s’introduit en nous, par le nez. Nous sommes forcé.e.s de l’avaler !?
Si ça s’évapore, ça n’a aucune valeur
Le discrédit du nez vient aussi de ce que les odeurs sont éphémères. Platon juge ainsi les plaisirs olfactifs «d’une qualité hédonique inférieure à ceux que procurent les couleurs : fugace, l’odeur est quelque chose d’“à demi-formé”(2) dit le Timée. Intéressante, cette critique désigne et annonce un grief tenace en notre culture qui répugne à reconnaître art et beauté à l’éphémère : un parfum, même original et splendide, n’est pas aujourd’hui conçu comme une œuvre d’art parce qu’il s’évapore.» L’Occident, semble-t-il, accorde plus d’importance aux créations concrètes et durables, qui donnent aux humains le sentiment rassurant qu’ils dominent la matière et qu’ils peuvent survivre à leur disparition. Dans l’univers des beautés impalpables, éphémères, on ne vit qu’au présent, à l’instar des animaux.
Le Proust phenomenon
La troisième raison de déprécier le système olfactif c’est qu’il est en relation directe avec le système limbique, siège des émotions. Dans la hiérarchie des valeurs sensorielles, en Occident, la vue et l’ouïe arrivent en premier, suivis par le toucher, car ces sens sont «capables d’informer la cognition», par opposition à l’odorat et au goût qui sont liés aux affects. «En psychologie cognitive, on nomme Proust phenomenon le fait que les stimuli olfactifs et gustatifs favorisent et augmentent la dimension émotive d’un souvenir mieux que des stimulations auditives ou visuelles.» Dans un chapitre intitulé «les mémoires du nez», Brigitte Munier multiplie les exemples d’émotions ou de souvenirs stimulés par l’odeur. Il est arrivé, dit-elle, que des amnésiques retrouvent la mémoire et que des blessés sortent du coma grâce à une senteur passée. C’est dire son pouvoir.
Odorat : un sens trop émotionnel
Aliénante, éphémère, émotionnelle, l’odeur présente un défaut pire encore :elle nous rappelle que nous avons un corps. Un corps qui sue, qui mouille, imbibé d’effluences génitales. Aux yeux des Occidentaux, ce défaut-là englobe tous les autres, dans la mesure où il fait obstacle au déploiement de la raison : pour se libérer, un esprit doit cesser de sentir, car les odeurs l’empêchent de garder son sang-froid. «Notre sens olfactif fut réputé animal, inapte à la connaissance et si préjudiciable aux relations sociales que les traités des bonnes mœurs veillèrent à son inhibition», explique la chercheuse. Elle cite Norbert Elias : «Les hommes s’appliquent, pendant le “processus de civilisation”, à refouler tout ce qu’ils ressentent en eux-mêmes comme relevant de leur “nature animale”.» Quoi de plus animal que le nez ?
Censurer l’odorat pour se « spiritualiser » ?
L’idée est formulée par Freud sous la forme d’un conte étonnant. Dans un récit purement fictionnel, le psychanalyste raconte l’avènement du monde civilisé. Brigitte Munier le résume ainsi : «Quand l’homme, écrit-il, abandonna la marche à quatre pattes et se redressa, le regard portant au loin, il convertit ses priorités sensorielles, décidant ainsi de l’avenir de son espèce : la survie fut désormais confiée aux excitations visuelles et le nez dut oublier la griserie des odeurs profondes ou musquées issues de l’humus et des congénères.» L’image est frappante. Freud affirme que l’humain, cessant d’avoir le nez au ras des fesses de ses congénères, pu ainsi se soustraire au pouvoir des odeurs, notamment celles de l’ovulation qui déterminaient la période des ruts. De cela il déduisit que la censure de l’odorat était indissociable de l’accès aux plus hautes sphères de l’humanité.
L’odeur doit être refoulée
«La civilisation commença donc, pour Freud, avec la restriction des plaisirs olfactifs qu’il concevait tel l’indice d’un résidu de bestialité ; le fondateur de la psychanalyse en voulait pour preuve la priorité éducative consistant à enseigner aux jeunes enfants le dégoût pour les excréments : “Pareille dépréciation serait impossible si leur forte odeur ne condamnait pas ces matières retirées au corps à partager le sort réservé aux impressions olfactives après que l’être se fut relevé du sol. Ainsi donc l’érotique anale succombe la première à ce “refoulement organique” qui ouvrit la voie à la civilisation”. Tout cela n’est que spéculation théorique, précise Freud, mais cette thèse est un révélateur particulièrement vivant de la gêne dont témoigne la pensée occidentale à l’égard des odeurs» (3). Le refoulement des odeurs dans les marges de la culture occidentale n’a pourtant pas empêché que se développe toute une symbolique du parfum dans la religion.
Comment comprendre que l’encens soit le support des prières ? La suite au prochain article.
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A LIRE : Odeurs et Parfums en Occident, de Brigitte Munier, éditions du Félin, 2017.
Exposition : Parfums de Chine, la culture de l’encens au temps des empereurs (9 mars - 26 août 2018)
Musée Cernuschi Musée des arts de l’Asie de la Ville de Paris : 7, Avenue Vélasquez Paris 8e. Tél. 01 53 96 21 50. Ouvert tous les jours de 10h à 18h, sauf le lundi et certains jours fériés, nocturne le vendredi : 21h
A LIRE : Parfums de Chine, la culture de l’encens au temps des empereurs, éditions Paris Musées, 39,90 €, 240 pages
NOTES
(1) Anthropologie du point de vue pragmatique, Kant, livre I, trad. M. Foucault, Paris, Vrin, 1994, p. 37.
(2) Le Timée, Platon, trad. A. Rivaud, Paris, Belles Lettres, 1970, p. 191.
(3) Malaise dans la civilisation, Freud, trad. Ch. et J. Odier, Paris, PUF, 1971, n. 1, p. 50.