
Au moment où sort 50 nuances plus sombres, un éditeur courageux consacre à l’oeuvre du noir Farrel un ouvrage de vrai SM, celui qui cogne fort et dans nos zones les plus sensibles… L’occasion de se demander pourquoi certains aiment faire mal.
Il serait temps d’en finir avec un préjugé et voilà qu’un livre rempli de tortures au réalisme insoutenable en fournit l’occasion rêvée. Ce livre d’art est un recueil des dessins rares ou inédits de Farrel, spécialiste de supplices, maintenant âgé de 83 ans, dont l’oeuvre inouïe est toujours restée dans l’ombre : trop brutale. Farrel met en scène des sévices hardcore, qu’il situe généralement dans le cadre banal de pavillons de banlieue. «Le clou fixe un sein sur une planche de bois, il se plante dans un bas-ventre ou traverse les lèvres. La femme n’est plus qu’un misérable insecte punaisé avec lequel des tortionnaires vont se délecter encore longtemps.» Lorsque ce n’est pas assez, le mari fracasse le pubis de son épouse à coups de poing, sous l’oeil luisant d’invités : c’est l’heure de l’apéro. Des couples de voisin se joignent parfois à «l’initiation» d’une fiancée, suspendue par les seins au milieu du salon. Parfois, la femme est livrée à des bandes de Roms crasseux. Nous sommes aux antipodes des élégantes pin-ups corsetées de John Willie, Jim, Eneg, Bill Ward ou Stanton. Ici, les victimes hurlent de souffrance sous l’oeil de bourreaux qui ne regardent même pas ce qu’ils font, car dans l’univers de Farrel les bourreaux, tels des vampires, se nourrissent de larmes : ils fixent les yeux ruisselants de leur proie, avec une avidité dans laquelle nous sommes invités à nous reconnaître.
«Hypocrite lecteur, - mon semblable, - mon frère !»
Tout comme Baudelaire qui, en introduction aux Fleurs du mal, tend au lecteur le miroir de ses propres vices, Farrel se joue de notre fascination pour les faits divers. Il montre ce que nous devons subir chaque jour au JT : le spectacle du monde est celui d’une violence que les journalistes à la fois exacerbent et conjurent à l’aide d’images savamment distanciées (ne montrant les cadavres qu’un peu, de loin) et de mots juste assez évocateurs (mais pas trop) : «10 centimètres», pour donner un exemple d’actualité. Voilà qui devrait satisfaire le légitime «droit de savoir» que les médias accordent à leur public. Farrel, lui, va plus loin. Il montre tout, avec un souci du détail qui frôle l’obsession. Chaque dessin, réalisé au crayon et à la mine de plomb, lui prend entre une et deux semaines, à raison de 7 à 8 heures par jour, «à gommer et reprendre un visage, à vivre le dessin. À bander. À se masturber. C’est pour lui la preuve que le dessin est bon.» Farrel dessine avec son sperme. Cela peut paraître ignoble. Comment est-il possible de tirer plaisir de l’atrocité ? C’est justement sur ce point qu’il faudrait en finir avec un préjugé : qu’ils infligent ou subissent la douleur, les adeptes de SM ne sont pas «amateurs» de violence, au contraire. Ils haïssent la violence. Raison pour laquelle ils ont besoin de l’érotiser.
Erotiser la violence pour mieux l’exorciser
Les fantasmes sadomasochistes –surtout les plus barbares– forment un rempart à la détresse que certaines personnes éprouvent quand elles allument la télévision ou sortent dans la rue. Partout, elles se heurtent à l’expression d’une violence insupportable : les regards qui salissent, les préjugés qui tuent, les colères qui cherchent à se défouler, les frustrations rampantes. Partout : mesquineries, vilenies. Dans son prochain livre (Erotic domination, aux éditions Reuss) le photographe China Hamilton, explique avec des mots lumineux «ce fait que nous, humains, […] sommes souvent amenés à descendre dans nos ténèbres intérieures parce qu’elles sont paradoxalement un refuge où l’on se sent en sécurité face aux horreurs et aux cruautés qui règnent dans le vrai monde.» Farrel – «pour qui le mot tortures ne se met jamais entre guillemets» – illustre parfaitement cette analyse, lui qui «courbé pendant des heures sur le papier cartonné de fin grammage 21 x 27 cm» détaille la flétrissure des corps mis au supplice jusqu’à ne plus savoir s’il est du côté des sadiques ou des martyrs. Même s’il bande, c’est éprouvant. «Je suis dans le noir, confirme-t-il, je suis dans le sombre.» Avec cet aveu déroutant : «J’ai fini des dessins en pleurant.» Son éditeur, Christophe Bier, qui l’a fréquenté pendant 4 ans avant de publier le livre, résume : «Farrel ne triche pas, s’abandonne dans son art, dans un vertige puissant.»
Le silence des agneaux
Farrel ne triche pas avec la noirceur. Il la montre telle qu’elle s’exprime dans la langue des racistes, des prédateurs et des misogynes. Ses dessins se nourrissent de la haine ordinaire dont il reproduit tels quels les clichés. Les images, forcément brutales, sont donc peuplées d’immigrés lippus et violeurs, de belles-mères odieuses, de noirs aux membres monstrueux, de médecins sadiques, de patrons implacables, tous plus caricaturaux les uns que les autres et pour cause : les préjugés les plus courants sont toujours les plus efficaces. L’oppression se matérialise parfois sous la forme de textes orduriers (connasse, salope, putain) qui entourent la victime, la cernent, l’écrasent, jusqu’à faire disparaître la silhouette des tortionnaires. Les hommes se transforment en mots et ces mots font mal, bien plus mal que les aiguilles, les pinces ou les crochets. Les victimes, mises au silence, se laissent anéantir par la machine sociale, la même machine qui a expulsé Farrel de son rêve de bonheur. «La famille, le voisinage, le “vivre ensemble” selon l’hypocrite formule d’aujourd’hui, tout ce consensus social est broyé par le désenchantement de l’artiste. Né en 1934 sur la paillasse d’une chambre de bonne à Thionville, sans assistance médicale. “Les emmerdements ont commencé dès la naissance.” Son père adoptif, un ouvrier mécanicien, abandonne peu après le domicile conjugal. Quand Farrel livre des bribes de son existence, elle confine au calvaire.»